• Tendre Curiosité

    Tout le monde dit que Paris est la ville de l'amour. Annabelle dit qu'un jour, elle se mariera à Paris. Emma dit qu'un jour elle tombera amoureuse d'un parisien.

    Lucy, elle, elle n'aime pas l'amour. Elle n'aime pas l'amour parce que c'est compliqué. Mais elle aimerait bien tomber amoureuse aussi.

    C'est pour cela qu'elle vit à New York. En plus d'être la ville de tous les possibles, elle n'est classée que cinquième sur dix en tant que ville romantique.

    Ce qui intéresse Lucy à New York c'est le monde. Elle croise toutes sortes de personnes : des salarymen marchant à grandes enjambées, évitant le monde, regardant leur téléphone deux à trois fois par minute. Mais aussi des groupes de jeunes faisant la tournée des bars, ne marchant plus que de façon circulaire, tournant sur eux même et riant très fort. Un punk promenant ses trois chiens (ou promené par eux)...

    Tout un univers qui se crée sans jamais se répéter.

    En continuant d'observer ce qui se passe autour d'elle, Lucy s'approche de Central Park et s'assoit alors sur un banc. Le même depuis qu'elle habite à New York, le même depuis bientôt dix ans. Un banc blanc, jaunit par le temps et les gens. Il est petit et il y a très peu de place pour s’asseoir mais elle l'aime quand même. C' est sa place à elle, son jardin secret.

    Lorsqu'elle est bien installée, Lucy ouvre son livre à la page à laquelle elle l'avait laissé la veille et reprend sa lecture : The Great Gatsby. Elle aime l'atmosphère et ses personnages. Ce qui se passe dans ce livre n'est pas un amour « normal » et c'est ce qu'il lui plaît. Lucy n'aime pas les histoires d'amour roses et tendres comme on peut en trouver absolument partout autour de soi. Elle aime les relations, qui, au premier abord, ne devraient pas avoir de sens.

    Prise par les aventures d'un gentleman sans tabou, Lucy ne lève pas la tête lorsqu’un jeune homme lui demande s'il peut s’asseoir à côté d'elle. Après quelques appels beaucoup plus vifs, Lucy leva enfin la tête. C'était la première fois depuis qu'elle avait découvert ce banc, qu'une autre personne voulait s’asseoir dessus. Elle hochât la tête et se décala pour lui laisser de la place.

    Du coin de l’œil, Lucy observait le jeune garçon. Il avait le teint mat, ses cheveux noirs descendaient sur sa nuque. Il avait de grands yeux dorés qui brillaient au soleil. On aurait dit des pépites. Il était en train de lire.

    Lucy regarda par dessus l'épaule du jeune homme et saisit une phrase : « Il avait les coudes troués ; l'eau passait à travers ses souliers et les astres à travers son âme. »

    - Victor Hugo, souffla-t-elle.

    - Pardon ?

    Le jeune homme leva la tête et croisa le regard de Lucy.

    - Vous lisez Les Misérables, n'est-ce-pas ? J'aime beaucoup. Elle avait posé son livre près d'elle.

    - Je trouve aussi.

    Il lui sourit. Elle rougit. Son cœur battait très vite. Elle avait lu assez de romans d'amour pour savoir ce qu'il se passait. Mais le coup de foudre fait partit des romans idylliques qu'elle déteste. Lucy n'aurait jamais imaginé devenir une « vraie fille ». L'amour est une chose vraiment difficile à comprendre. Et pourquoi à New York ? Les gens regardent décidément trop la télé et le cinéma. Et elle aussi apparemment.

    Effrayée par ce nouveau sentiment, Lucy se leva brusquement et se sauva en courant en oubliant son livre.

    Ce n'est que le lendemain matin qu'elle s'en rendit compte. L'après-midi elle revint donc près de son banc, sans grande hâte cette fois et ne regardant plus que ses pieds. En ce jour d'anxiété la magie new-yorkaise n'opérait plus.

    Lorsqu'elle s’approcha du banc, voyant que le jeune garçon n'était pas là, elle découvrit sous une petite pierre, son livre de la veille. Lorsqu’elle le prit, elle trouva dessous, inscrit sur son banc d'un jaune pâle, au crayon noir, une phrase des Misérables : « S'il n'y avait pas quelqu'un qui aime, le soleil s'éteindrait. »

    Lucy sourit. Elle prit alors un crayon de son sac et inscrivit sur le banc : « Le voleur m'a tout emporté, sauf la lune qui était à ma fenêtre. »

    Le jour suivant, elle découvrit un fois de plus une nouvelle phrase. Chaque phrase était tirée d'un roman ou d'un recueil de poésie que Lucy connaissait. Ils ne se voyaient jamais mais lorsqu'elle découvrait une nouvelle phrase sur son banc, son amour grandissait.

    Cela a duré des mois mais un beau jour, alors que son banc était couvert de phrases à double sens, elle remarqua que la dernière, la plus récente qu'il avait écrite, était de couleur rouge.

    Lucy s'approcha et lut : « I wasn't actually in love, but I felt a sort of tender curiosity. »

    Cette phrase, Lucy ne la connaissait que trop bien ; The Great Gatsby. Ce roman, Lucy le connaissait par cœur et c'est grâce à Francis Scott Fitzgerald qu'elle l'avait rencontré lui. Elle avait un mauvais pressentiment.

    Elle inscrivit alors une autre phrase sur le banc. Le lendemain, il n'y avait pas de réponse. Lucy attendit une semaine, un mois, trois mois. La pluie effaçait petit à petit ces échanges brefs et amoureux. Puis le petit banc blanc jaunit-par-le-temps-et-les-gens fut remplacé par un grand banc vert aux couleurs de la ville. Et soudain, New York devint une ville sans couleur, terne, bondée de monde tous plus pathétiques les uns que les autres. Des personnes ridiculement soûles, grossières …

    Lucy avait vécu un amour, un amour trop court, un amour digne de ses romans.

    L'amour est décidément trop compliqué pour elle.

     

     


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